L’adresse définitive te sera communiquée le jour même. Tu viendras en voiture, seul, personne d’autre ne sera au courant. Pas même Sylvie ou Micheline ou Jean-Bernard ou ton poisson rouge. Tu sonneras au nom indiqué dans le message. Tu attendras devant la porte sans te retourner. Aussi longtemps que nécessaire. Quelqu’un viendra ouvrir, probablement une blonde un peu austère d’environ cinquante ans. Tu te présenteras comme Jocelyn, un collègue de Stéphane. Tu diras que tu es attendu sans donner plus de détails. Que c’est Stéphane qui t’a demandé de venir. Tu éviteras de donner l’impression d’hésiter ou d’être nerveux. Pas de blagounettes non plus, évidemment. Pas de sourire à la con, pas de séduction, pas de blabla. Tu seras grave et formel. Vous rentrerez dans un couloir sombre avec des tableaux anciens partout sur les murs. Ne les regarde surtout pas. Ni les tableaux, ni rien qui pourrait attirer ton attention. Vous prendrez un escalier pour monter à l’étage puis elle te fera entrer dans un bureau. Elle te montrera un fauteuil en te disant de t’asseoir là jusqu’à ce que quelqu’un vienne te chercher. Assieds-toi sans rien dire. Elle fermera la porte et te laissera seul. Il y aura des choses super bizarres partout autour, des trucs chelous, glaçants. Mais tu regarderas droit devant toi sans bouger d’un millimètre. Comme si ça ne te concernait pas, comme si tout ça n’avait jamais existé.

Jindra Kratochvil

© Zacharie Gaudrillot-Roy
© Arnaud Brihay

Ce message vous est destiné personnellement. J’ai l’immense plaisir de vous adresser le message suivant. Ou plutôt : le message qui suit, le message ci-dessous que voici. Que j’ai écrit pour vous. Moi. Faire plus simple : c’est à vous, et à vous seule que je m’adresse. Et plutôt l’honneur que l’immense plaisir. A vous madame, rien qu’à vous, en ce jour de jeudi matin, alors que je viens de prendre une douche. Mais t’es con. Aucun rapport. Chère madame. Chère mademoiselle. Mademoiselle tout court. Je suis con, mais, néanmoins, je me permets de vous adresser le message que voici ci-dessous. Le message suivant, donc, est d’une extrême importance. Lundi prochain, cela fera très exactement cinq mois et trois semaine que nous fréquentons le même cours de danse. Et il me semble ne point être entièrement dans l’erreur à affirmer la chose suivante : à savoir qu’il y a deux semaines, à la sortie du cours le lundi 11 octobre, vers 20h32, la personne que vous êtes m’a adressé un regard plein d’ambiguïtés et de charmes. Auquel je ne fus relativement pas insensible bien qu’il ne soit pas dans mes habitudes de céder trop rapidement. Insensible tout court plutôt sans rien. Ok. L’affaire, chère mademoiselle, mademoiselle, est la suivante : il se trouve que mon oncle possède un ranch. Je ne m’étalerai pas sur les détails complexes et futiles, mais il se trouve que mon cousin n’a pas son permis, et que, par un jeu complexe de conséquences, je ne serai plus en capacité de venir au cours du lundi. Je me suis donc inscrit au cours du jeudi, comme je le précise dans ce message que je vous adresse. Car je ne souhaite pas que vous puissiez imaginer que, de quelque manière que ce soit, vous êtes la raison de ce changement de cours et par conséquent de mon absence le lundi prochain. Très bien cordialement, Victor F.

Jindra Kratochvil

© Melania Avanzato

Tu détestais les pigeons. Tu méprisais plus généralement tout ce qui cherche à se faire oublier, à passer inaperçu, à se fondre dans le banal, dans le gris, dans le beige, dans le glauque, dans une ville. Les pigeons, les rongeurs, les recoins des impasses, les impasses, la façon qu’ont les humains de baisser le regard puis de raser les murs, les sourires idiots de la place publique infectée par le choléra du franchement cool, le ça-va ça-vient du pigeon lambda à la recherche d’une prochaine miette. Mais comment il va ? tu disais. Il va bien bien ? Bien bien lambda cool ? Il fait ses courses ? Il prend son métro ? Dodo ! Du matin au soir tous dodo ! Du beige sur fond gris, et ne surtout pas trop exister quand-même, merci, c’est un honneur de vous voir tous bien fondus ensemble dans une démarche collective de somnambulisme décoratif. J’en reprendrai une portion, mais oui, volontiers, mais peut-être plutôt demain, voilà. C’est comme ça que tu parlais aux fantômes, c’est sûr et certain, avec cette colère-là, avec cette rage contre tout ce qui existe et se faufile, et se cache puis, petit à petit, s’efface.

Jindra Kratochvil

© Maud Mesnier

Disons entre minuit et quatre heures du matin, d’après nos estimations. Aucun témoin. Pas un joggeur insomniaque, pas un noctambule, personne. Vraiment rien — papiers, portefeuille, téléphone, carte de fidélité — rien d’habituel permettant de déduire quoi que ce soit. Totalement inconnu des riverains, jamais aperçu par les caméras du secteur. Ignoré des bases de données, silence complet des autres services, strictement aucun avis lancé nulle part. Pas de vêtements visibles, ni de protection ou d’emballage ou autre. Quant au corps lui-même, disons, quelques pistes. Des taches jaunâtres autour de ce que nous avons décidé de qualifier de « chevilles ». Une protubérance plutôt rigide identifiée dans la zone de l’abdomen, certains ligaments des membres inférieurs semblent avoir été sectionnés par un instrument tranchant — un instrument évalué comme étant « très peu aiguisé ». Une forte odeur de pétrole mélangé à du vinaigre, possiblement due aux nombreuses petites ouvertures respiratoires de la poitrine. Quelques membres supérieurs comme arrachés par quelque chose de puissant, d’autres plutôt tombés sous l’effet des convulsions électro-physiologiques. A confirmer. Tête polymorphe, comparativement octogonale, dotée d’un ensemble d’excroissances de taille variable. L’aspect général très peu descriptible. Pas de piercing ni de tatouage. Un mystère.

Jindra Kratochvil